Contexte
On parle de propulsion liquide lorsque les deux « ergols », le combustible (typiquement l'hydrogène LH2 ou le méthane LCH4) et le comburant (par exemple l'oxygène LOX), sont stockés à l'état liquide avant d'être mis en contact dans la chambre de combustion du moteur. Ils sont stockés séparément, à basse pression et, dans le cas du couple LH2/LOX, à des températures nettement inférieures à 0°C (on parle d'ergols cryotechniques). A l'allumage du moteur, ils montent en pression et sont injectés conjointement dans la chambre où la réaction chimique de combustion libère une grande quantité de gaz à haute température et très forte pression. Les gaz sont accélérés dans la tuyère, puis éjectés pour produire la poussée.
L'extrême réactivité des deux ergols impose qu'ils ne soient pas mis en présence avant leur entrée dans la chambre de combustion. Par ailleurs, pour améliorer les performances du moteur, il est nécessaire de pressuriser les ergols, de leur pression de stockage (2 à 3 bar, soit 2 à 3 fois la pression atmosphérique au sol) à plus de cent bar, au travers de turbo-pompes. Il s'agit donc d'une technologie très complexe. Elle est utilisée dans la propulsion des fusées, comme dans le moteur Vulcain 2 qui équipe Ariane 5 ou son successeur, le Vulcain 2.1, destiné à Ariane 6.
Les avantages du moteur à propulsion liquide sont cependant très nombreux. En premier lieu, il est réallumable. Ceci permet de le tester sur banc d'essai avant de l'intégrer au lanceur, de l'éteindre en vol si un incident survient dans l'étage, ou encore de l'utiliser pour plusieurs manœuvres séparées dans le temps. Ensuite, le moteur liquide peut être à poussée variable, et son accélération peut être contrôlée en temps réel. Dans la pratique, la majorité des moteurs ne fonctionnent cependant que sur quelques points de réglage. Cette souplesse d’utilisation en fait un moteur de choix dans le cadre des applications de fusées réutilisables pour lesquelles la modulation de poussée et le réallumage sont obligatoires.
Ces moteurs soulèvent cependant de réelles difficultés de mise en œuvre. Les températures dans la chambre de combustion peuvent atteindre jusqu'à 3400°C, ce qui fait de la gestion thermique des parois un véritable challenge, en particulier si l'on souhaite pouvoir réutiliser plusieurs fois ces chambres de combustion. D’autre part, la combustion produit du « bruit », pouvant potentiellement introduire une modulation de la réaction chimique. Si ces deux phénomènes s’amplifient mutuellement, on peut aboutir à une « instabilité Haute Fréquence » (HF), particulièrement redoutée car elle peut entraîner la destruction du moteur. L’ensemble des phénomènes physiques entrant en jeu dans ces instabilités est varié et particulièrement ardu à modéliser et prévoir, ce qui en fait un des principaux défis du domaine de la propulsion liquide.
Ingrédients pour la simulation
Afin de simuler ces phénomènes, les solveurs CHARME (combustion, turbulence, écoulement fluide), SPARTE/SPIREE (gouttelettes liquides), ACACIA (thermique solide) et ASTRE (rayonnement) peuvent être couplés dans les simulations.
Par exemple, en régime sous-critique à la sortie d'un injecteur cryogénique coaxial, la grande différence de vitesse entre les deux phases (OX en phase liquide et H2 supercritique en phase gazeuse) génère des accélérations fluctuantes. En raison de ces fluctuations, des instabilités de type Rayleigh-Taylor déstabilisent le liquide pour créer des ligaments. Les instabilités s'amplifient jusqu'à causer la déstructuration du jet principal LOX : c'est ce que l'on appelle l'« atomisation primaire ». De grosses structures liquides de forme aléatoire sont éjectées vers le flux gazeux, puis subissent une « rupture secondaire » lorsque les forces d'inertie dépassent la tension superficielle du liquide. Il en résulte une pulvérisation de petites gouttelettes de LOX, principalement sphériques, qui sont dispersées par l'écoulement gazeux turbulent et enfin vaporisées pour alimenter la combustion en hydrogène. Une telle configuration présente donc un écoulement diphasique où la phase liquide n’est que composée de LOX, alors que la phase gazeuse est constituée d'hydrogène H2, d'oxygène vaporisé O2 et des produits de combustion. Finalement, les produits de combustion à haute enthalpie s'échappent à travers une buse à une vitesse supersonique, fournissant ainsi la poussée requise.
Une approche de modélisation utilisée avec CEDRE consiste à coupler :
- un modèle adapté aux régions d'écoulements diphasiques « séparés » et « mélangés », basé sur une approche d'interface diffuse et l'hypothèse locale d'écoulement homogène (modèle 4-équations), dans un contexte LES résolu avec le solveur CHARME ;
- et un modèle cinétique Eulérien pour la phase dispersée, basée sur la méthode sectionnelle pour décrire la distribution de taille de gouttelettes, résolu avec le solveur SPIREE, incluant la fragmentation.
Le transfert de masse de LOX de CHARME vers SPIREE se fait dans la région « mélangée », tandis qu'un transfert inverse intervient à l'évaporation des gouttelettes. Les deux espèces gazeuses réagissent alors par réactions chimiques de combustion. Les transferts de quantité de mouvement, dus aux forces de traînée appliquées aux gouttes (selon la corrélation de Schiller-Naumann), et d'énergie par la puissance des forces de traînée et les flux de chaleur (modèle de Abramzon-Sirignano), sont également considérés.
Le modèle développé pour décrire le transfert de masse résultant de l'atomisation primaire est basé sur l'hypothèse d'une fréquence d'atomisation directement reliée à l'amplitude du gradient de vitesse. Il s'agit en effet de la seule information disponible dans le cadre de l'approche 4-équations, où la vitesse est identique pour la phase liquide mono-espèce et la phase gazeuse multi-espèces.
Dans ce contexte de modélisation, les propriétés des gouttelettes générées (distributions en diamètre et vitesse) ne peuvent pas être calculées numériquement : des valeurs moyennes sont estimées à partir d'une analyse de stabilité basée sur les conditions opératoires à l'injection.
Validation
Pour la validation, l’ONERA dispose d’un banc dédié à la propulsion liquide / cryotechnique : le banc Mascotte, situé sur le site de Palaiseau. Une large variété d’études y sont menées, concernant :
- l’étude de la combustion d’ergols cryotechniques (LOX/H2 ; LOX/CH4) ;
- l’étude des instabilités HF ;
- l’étude des transferts thermiques.
Par exemple, il est possible d'opérer à des pressions de 10 bar pour reproduire les moteurs cryogéniques en condition opérationnelle sous-critique dont la stratégie de modélisation a été décrite précédemment, permettant de confronter les résultats de simulations aux mesures expérimentales. D'un point de vue qualitatif, on peut comparer les champs instantanés de fraction liquide. D'un point de vue quantitatif, on mesure par exemple la longueur du cœur liquide.
Il est également possible de dépasser les 50 bar pour travailler en régime super-critique, où l'on ne peut plus parler de comportement multi-phase : l'oxygène dense subit un processus de pseudo-ébullition, qui peut être vu comme une transformation continue par échauffement d'un état dense de type liquide vers des états thermodynamiques de type gazeux.
Résultats de simulation marquants
Simulation des transferts thermiques – chambre de combustion
Dans le cadre du programme d’intérêt commun « SITTELLE », en collaboration avec le CNES, des études sur les transferts thermiques dans les chambres de combustion ont été réalisées, mettant en œuvre des couplages multi-physiques entre les canaux réfrigérants, la paroi solide, et la chambre de combustion en régime diphasique.
Une illustration de ce type de calcul est présentée sur la figure ci-dessous, pour laquelle on affiche les champs de température dans le circuit de refroidissement (eau), entourant la paroi solide de la chambre de combustion qui fonctionne en régime oxygène liquide – hydrogène gazeux.
Simulation des transferts thermiques – ambiance au culot des lanceurs
Une autre activité liée aux systèmes de propulsion liquide concerne l’évaluation et le dimensionnement des flux thermiques au culot des lanceurs réutilisables, en particulier en phase de retour propulsé, comme illustré ci-dessous.
Perspectives
Des développements sont toujours en cours pour pousser la modélisation vers une meilleure représentativité. Ainsi, un modèle diphasique à 2-températures (5-équations) et 2-températures 2-vitesses (7-équations) permettra d'obtenir plus d'informations locales, et ainsi prédire (et non pas supposer) les distributions de taille et de vitesse des gouttelettes produites par l'atomisation primaire.
Aller plus loin
Pour aller plus loin, vous pouvez consulter l'article Simulation of Cryogenic
Injection in Rocket Engine Combustion Chambers, AerospaceLab Journal, Issue 11, June 2016
Edité le : 23 mai 2019