Contexte
Analyser les suies pour comprendre leur impact sur l’environnement
Les suies sont des particules carbonées solides non volatiles produites par la combustion du kérosène dans les moteurs aéronautiques. L’ONERA a mené avec l’industriel Safran en 2013 et 2014 une campagne de mesure pour caractériser les suies en sortie de turboréacteur selon différents régimes de fonctionnement caractéristiques des phases de vol : approche, décollage, montée et vol croisière. Ces particules, de taille nanométrique, ont ensuite été reproduites en laboratoire. Objectif : étudier précisément la dynamique de formation de la glace autour des suies. Ce mécanisme est en effet connu pour être à l’origine de la formation de traînées de condensation (condensation trail, ou contrail), pouvant évoluer en formations nuageuses de type cirrus, préjudiciables sur le climat.
Les traînées de condensation augmentent l’albedo de l’atmosphère, et accentuent l’effet de serre en retenant les infra-rouges émis la nuit. Une étude récente de Lee1 montre que les trainées de condensation sont le principal contributeur au réchauffement climatique engendré par le trafic aérien : elles génèrent en effet le forçage radiatif effectif le plus élevé, devant le CO2 (40% moindre) puis les NOx (70% moindre). En revanche, la barre d'erreur sur les estimations de cet effet est encore très importante, montrant le manque de connaissance de la communauté scientifique sur le sujet.
PHYWAKE : l’ONERA référent « tourbillons de sillage », pour mieux gérer le trafic et comprendre leur impact sur le climat
Les tourbillons de sillage, appelés aussi tourbillons marginaux, naissent aux extrêmités des ailes. Il s’agit de structures turbulentes matérialisées par une rotation du fluide dans les plans orthogonaux à la direction du vol. En raison de leur intensité, les tourbillons de sillage perturbent tout avion les traversant, pouvant causer des mouvements de roulis incontrôlés. Au sol, leur existence est à l’origine des distances de sécurité sur la piste de décollage entre deux avions, et donc de délais entre deux décollages/atterrissages. En vol, la taille et le pouvoir d’attraction des tourbillons marginaux augmentent à mesure qu’ils se développent dans le sillage de l’avion. L’interaction avec les jets provenant des moteurs devient alors de plus en plus importante, ce qui influence fortement le processus de dispersion du panache. En impactant cette dispersion, les tourbillons de sillage vont exercer une influence majeure sur les propriétés de dispersion des effluents ainsi que sur les propriétés thermodynamiques du panache, qui conditionnent la formation des cristaux de glace.
La DGAC – Direction générale de l’Aviation civile – a souhaité que l’ONERA engage des actions de recherche fondamentale afin de faire progresser la connaissance des systèmes de tourbillons à l’aval des avions de transport civil. Il s’agit d’une part de renforcer l'expertise de la France auprès des autorités internationales en matière de règles de séparations entre avions et d’autre part de développer un savoir-faire sur la prédiction de l'impact climatique des traînées de condensation. Un des axes de recherche est la simulation des tourbillons et des traînées de condensation avec les grands logiciels ONERA comme CEDRE.
Ingrédients pour la simulation
Afin de simuler la formation des traînées de condensation, un modèle dédié a été implémenté dans le solveur CHARME (combustion, turbulence, écoulement fluide).
Le fluide considéré est un mélange gazeux réactif, dont le schéma réactionnel prend en compte notamment la chimie de l'azote, et celle du soufre, contenu dès l’origine dans le carburant. La densité des suies dans l’écoulement est quant à elle suivie à l’aide d’un scalaire passif. Le principal élément soufré émis dans l’atmosphère par les moteurs d’avion est le dioxyde de soufre (SO2). Mais une petite partie du SO2 initialement présent dans le panache se trouve oxydée en trioxyde de soufre (SO3), et en acide sulfurique (H2SO4). Ces deux espèces chimiques sont susceptibles d’être adsorbées par les suies, pour les rendre hydrophiles. La suie ainsi activée adsorbe l'eau pour former des cristaux de glace. La modélisation de ces processus microphysiques a fait l’objet de développements spécifiques dans CEDRE2.
Actuellement, le modèle ne prend en considération qu'une unique taille de suie. Ceci revient à regarder l'évolution de la moyenne en diamètre des cristaux de glace. Par contre, par extension des travaux de Khou2, il prend désormais en compte la coagulation des particules volatiles avec les suies, qui peuvent aussi participer à leur activation. Il est à noter que la formation des particules volatiles n’est actuellement pas prise en compte dans le modèle et qu’une distribution doit être imposée en entrée de domaine.
Un autre élément déterminant de la simulation est la qualité de représentation de l’aérodynamique : la formation des tourbillons marginaux, leur propagation dans le sillage, puis leur interaction avec les jets issus des moteurs. Ceci requiert un niveau de discrétisation spatiale suffisamment fin, et donc une forte densité de maillage, non seulement en champ proche à proximité des surfaces de l’avion, mais également dans l’écoulement en aval de celui-ci. Par ailleurs, la diffusion numérique des schémas en espace doit être maîtrisée pour éviter une dissipation non désirée des caractéristiques rotationnelles et turbulentes de l’écoulement, qui joue un rôle majeur dans la dilution du panache. Enfin, l’énergie cinétique turbulente dans le jet est un élément déterminant puisqu’elle pilote le taux de mélange du jet avec l’air extérieur en sortie de moteur.
Validation
La modélisation des traînées de condensation nécessite la prise en compte de l'interaction entre l’aérodynamique, la cinétique chimique et la microphysique.
La validation des aspects aérodynamiques est faite par exemple en comparant le taux de décroissance de la vitesse tangentielle dans les tourbillons de sillage avec les données disponibles de la littérature3,4, obtenues par exemple par des mesures LIDAR sur un avion réel en vol au-dessus d’un aéroport, ou sur une maquette en soufflerie. Le taux de dilution du panache peut également être comparé avec des mesures5, pour valider indirectement le bon niveau d’énergie cinétique turbulente dans le jet.
La validation des processus chimiques est faite par confrontation avec des résultats de simulations utilisant des approches différentes6. Les concentrations des espèces chimiques dans le panache y sont comparées, pour une configuration simplifiée représentative du sillage généré par un moteur double flux.
La validation des processus microphysiques est délicate. En effet, peu de résultats expérimentaux sont disponibles actuellement compte tenu des difficultés à mesurer une distribution de cristaux de glace en altitude. On peut comparer qualitativement la concentration prédite par la simulation avec le contraste relevé sur des photos de contrails7, mettant par exemple en évidence un déficit au centre du panache. Des mesures seront faites dans les prochaines années dans le cadre de projets DGAC.
Résultats de simulation marquants
Dans les travaux de sa thèse soutenue en 2016, Jean-Charles Khou2 a réalisé des simulations sur l’avion le plus vendu au monde, le Boeing B737. Le domaine de calcul s’étend jusqu’à 4 envergures à l’aval, ce qui correspond à une durée de vie du panache d’environ 0,5 seconde, permettant d’étudier la formation des cristaux de glace au début du régime jet. Le maillage, constitué de tétraèdres dans le volume et de 4 couches de prismes à base triangulaire en paroi, contient 27 millions de cellules. Il est particulièrement raffiné dans la nappe de vorticité en aval du bord de fuite de voilure et dans la zone de développement des tourbillons marginaux (taille caractéristique : 70 mm), et dans la zone d’interaction jet/tourbillon (200 mm). Le modèle chimique réactionnel comporte 22 espèces et 60 réactions.
L’obtention des résultats d’une telle simulation nécessite environ 12 000 heures de calcul, réparties sur 480 cœurs issus de processeurs cadencés à 2,7 GHz, soit un temps de restitution d’une journée.
A l’issue des étapes de validation, des analyses de sensibilité ont pu être menées, vis-à-vis de différents paramètres parmi lesquels le taux d’humidité relative, le diamètre et la densité des particules de suie, la teneur en soufre du carburant. Pour ce dernier par exemple, les simulations montrent différents résultats intéressants. Premièrement, lorsque la teneur en soufre du carburant diminue, les concentrations des espèces SO3 et H2SO4 dans le panache diminuent également : le taux de conversion depuis le dioxyde de soufre n’est pas altéré, il reste d’environ 3 %. Par ailleurs, la fraction de surface activée des particules de suie diminue également avec la teneur en soufre : elle passe de 100 % pour une concentration de 5500 ppm, à 47 % à 700 ppm (niveau moyen) et 27 % à 350 ppm (niveau bas). Les différences de couverture obtenues étant non négligeables, l’impact sur le taux de condensation de la vapeur d’eau est significatif. Le passage d’une teneur en soufre de 700 ppm à 350 ppm retarde la croissance des particules, aboutissant à des cristaux de rayons plus petits dans le champ proche (-35%). Cela se traduit par un retard dans l’apparition des traînées de condensation dans le sillage de l’avion. Par ailleurs, la diminution de la teneur en soufre s’accompagne d’une diminution conséquente de la superficie de la traînée de condensation formée (10-20 %) dans le champ d’étude. Les différences d’épaisseur optique s’estompent progressivement à mesure que le panache se dilue dans l’atmosphère.
Plus récemment, des simulations ont été réalisées sur un domaine de calcul étendu jusqu’à 20 envergures, soit plus d’un kilomètre8. Le maillage est raffiné dans les zones d’intérêt par un processus itératif analysant le champ aérodynamique obtenu sur un maillage plus « grossier », permettant de conserver un nombre de cellules comparable à l’étude précédente. Concernant l’activation des suies, le processus de collecte des particules volatiles ne doit plus être négligé devant le processus d’adsorption. Il a été par conséquent nécessaire de prendre en compte la formation des particules volatiles dans le panache de l’avion afin de connaître leur concentration précise.
L’influence des conditions atmosphériques sur la formation des traînées de condensation a également été étudiée9, ainsi que des effets de configuration géométrique10 (influence du pylône, position du moteur).
Perspectives
Pour réduire l’impact environnemental du trafic aérien, les motoristes envisagent l’usage de carburants alternatifs, notamment issus de la biomasse, pour réduire la production de suies. Ils s’intéressent également à des carburants contenant peu voire pas de soufre (même si les composés soufrés sont utiles aux moteurs comme agent lubrifiant). Dans le cadre de projets DGAC, des études vont être menées à l’ONERA pour adapter le modèle contrail de CEDRE à ces nouveaux carburants.
Références bibliographiques
Edité le : 19 mars 2021